Un livre magistral “LE PHÉNOMÈNE HUMAIN”
Par Pierre de Grandpré
Quand un ouvrage de science contient une vision du monde aussi profonde, aussi originale et aussi féconde pour la pensée et l'action que le Phénomène humain, ce n'est pas seulement le public ordinaire des ouvrages scientifiques qui doit être alerté.
Cette première oeuvre imprimée du déjà illustre géologue et pa-léontologiste français Pierre Teilhard de Chardin est d'un penseur qui n'hésite pas à innover et à franchir hardiment les limites d'une scien-ce trop étroitement positiviste. C'est l'objet étudié qui réclamait, pour être convenablement appréhendé, cet assouplissement des ins-truments d'investigation. Les méthodes ne sauraient être les mêmes pour la connaissance analytique d'objets limités et pour une vision étendue au Tout de l'Univers : l'étude en profondeur de l'homme ne demande pas moins que de remuer « mer et monde » pour cerner sa vraie nature, sa vraie place et son vrai destin. La méthode est du reste incontestablement scientifique puisqu'elle s'en tient rigoureusement
au « phénomène ». « Ces pages, dit le Prologue, représentent un effort pour voir, et faire voir, ce que devient et exige l'Homme. »
Le phénomène en question est d'une telle ampleur cependant, il plonge des racines si profondes dans ce que l'auteur nomme « l'Etoffe de l'Univers », que l'interprétation scientifique, se rapprochant de la philosophie, présente toutes les apparences d'une tentative d'explica-tion philosophique du monde. En fait, l'oeuvre se situe à un niveau où la science [104] rejoint la philosophie, voire la religion, sans cesser d'être science ; elle inspire finalement à tout lecteur qui en saisit l'immense portée une éthique exaltante.
Maintes pages du Phénomène humain sont traversées d'un souffle pascalien. Au terme d'une vie de labeur, un savant réunit en une syn-thèse illuminante la vision « intelligible » du monde qu'autorise l'état actuel des acquisitions scientifiques ; et « l'intuition éclate sur les faits amoncelés ».
La principale affirmation à laquelle aboutit Teilhard de Chardin, c'est que l'Homme est « axe et flèche de l'Evolution ». Evolutionniste, ce père jésuite l'est avec une hardiesse, une décision, un enthousiasme qui font pâlir, par comparaison, les ferveurs du premier évolutionnisme matérialiste. Celui-ci s'en tenait à la face somatique, corporelle des origines humaines ; c'est l'ascension et les sautes successives de la Nature vers tout l'Homme, âme et corps, qui intéresse Teilhard de Chardin. Avec Julian Huxley, il professe que l'homme contemporain « n'est pas autre chose que l'Evolution devenue consciente d'elle-même ». De là l'inquiétude moderne, ce sentiment d'angoisse métaphy-sique lié à la brusque confrontation de l'homme avec l'Espace-Temps selon des perspectives que ne soupçonnaient pas nos pères.
Ce qui retire tout danger d'aggraver le mal à l' « initiation aux di-mensions vraies du Monde » qu'est le Phénomène humain, c'est préci-sément d'aller jusqu'au bout, jusqu'à la « perception d'une Evolution » qui anime cet Espace-Temps. « Aussi longtemps que nous croyons les voir immobiles et aveugles, écrit l'auteur, Temps et Espace sont à bon droit effrayants. » Mais « qu'importent les millions d'années et les milliards d'êtres qui nous précèdent, si ces gouttes innombrables for-ment un courant qui nous porte en avant ».
Au terme de son travail, Teilhard de Chardin résume ainsi son ef-fort : « Pour faire une place à la Pensée dans le Monde , il m'a fallu in-térioriser la Matière : imaginer une énergétique de l'Esprit ; concevoir au rebours de l'Entropie une montante Noogénèse ; donner un sens,
une flèche et des points critiques à l'Evolution ; faire se reployer fina-lement toutes choses en Quelqu'un.
« Dans ce ré-agencement des valeurs, j'ai pu me tromper sur bien des points.
« Que d'autres tâchent de faire mieux. Tout ce que je voudrais c'est avoir fait sentir, avec la réalité, la difficulté et l'urgence du problème, l'ordre de grandeur et la forme auxquelles ne peut échapper la solution ».
L'auteur a parfaitement fait saisir cet « ordre de grandeur » et l'intuition qu'il nous livre et développe mérite d'être appelée géniale.
Plus hardi que tous les autres évolutionnistes, Teilhard de Chardin discerne, coextensif à leur Dehors, « un Dedans des Choses » : « Dans une perspective cohérente du Monde, la Vie suppose inévitablement, et à perte de vue avant elle, de la Prévie. » Dans l'univers de la matière, l'intérieur des choses (« centréité, ») et leur complexité ne sont que les deux faces ou parties liées d'un même phénomène. Ce que l'auteur nomme la loi cosmique de complexité-conscience lui permet de suggé-rer comment la première cellule vivante peut être issue d'une toujours plus grosse et plus complexe molécule. L'émersion de l'organique hors du chimique est la première mue, le premier seuil que nous ayons à comprendre en la replaçant entre un Futur et un Passé sur une ligne d'évolution qui conduira jusqu'à l'homme et jusqu'à l'avènement de l'Esprit. Quelle surabondance d'essais et de millénaires il aura fallu ! « Une fois, et une fois seulement, au cours de son existence planétai-re, la Terre a pu s'envelopper de vie. Pareillement, une fois et une fois seulement, la Vie s'est trouvée capable de franchir le pas de la Ré-flexion. Une seule saison pour la Pensée , comme une seule saison pour la Vie. Depuis ce moment l'homme se trouve former la flèche de l'Ar-bre, ne l'oublions pas. En lui, comme tel, à l'exclusion de tout le reste, se trouvent désormais concentrés les espoirs d'avenir de la Noosphè-re , c'est-à-dire de la Biogénèse , c'est-à-dire finalement de la Cosmo-génèse. »
Il ne saurait être question dans un bref article de suivre dans le détail les perspectives grandioses que propose l'auteur en ce qui a trait à la Matière puis à la Terre juvénile ; ensuite au « pas de la vie » et aux évocations de cet « Arbre de la vie », [106] qu'il faudrait déra-ciner pour ne pas croire en l'évolution ; ensuite à la naissance de la pensée et au déploiement hors et au-dessus de la Biosphère , de la Teilhard de Chardin, Réflexions sur le bonheur. Inédits et témoignages.. (1960) 96
« Noosphère », la vie poussant en avant tout son réseau à la fois pour accomplir cette saute de première grandeur où la personnalisation de l'individu correspondra à l'hominisation du groupe tout entier, la cons-cience étant depuis l'origine la substance et le sang de la Vie en évolu-tion. Au-delà, il y aura encore l'avènement de l'Humanité à travers les Hommes.
Après avoir suivi les racines du Phénomène humain, à travers la Vie , jusqu'aux premiers enveloppements de la Terre sur elle-même, l'au-teur observe ce que la Réflexion annonce, en avant. « La Science , dans ses ascensions, écrit-il, - et même, je le montrerai, l'Humanité, dans sa marche - piétinent en ce moment sur place, parce que les esprits hési-tent à reconnaître qu'il y a une orientation précise et un axe privilégié d'évolution. Débilitées par ce doute fondamental, les recherches se dispersent et les volontés ne se décident pas à construire la Terre , » En un large tableau, Teilhard de Chardin montre comment l'histoire humaine, à sa manière et à son degré, est de l'histoire naturelle, enco-re. Mais nos temps connaissent un « changement d'âge ». Selon le mot de Henri Breuil : « Nous venons seulement de lâcher les dernières amarres qui nous retenaient encore au Néolithique. » Et Teilhard n'hé-site pas : « La chance, et l'honneur, de nos brèves existences à nous-mêmes, c'est de coïncider avec une mue de la Noosphère... Nous voici face à face avec toute la grandeur, une grandeur jamais atteinte, du Phénomène humain. Ici ou nulle part, maintenant ou jamais... nous pou-vons espérer... mesurer l'importance et apprécier le sens de l'Homini-sation. » Et qu'est-ce donc qui nous a faits si différents de nos aïeux d'il y a seulement quelques générations ? « C'est d'avoir pris conscien-ce du mouvement qui nous entraîne... » Chimie, physique, sociologie, etc. : « L'un après l'autre, tous les domaines de la connaissance humai-ne s'ébranlent, entraînés ensemble, par un même courant de fond, vers l'étude de quelque développement... ... L'invention, cet acte révolution-naire dont émergent l'une après l'autre les créations de notre pensée, peut être regardée [107] comme prolongeant sous forme réfléchie le mécanisme obscur par lequel toute forme nouvelle a jamais germé sur le tronc de la Vie. »
L'Homme, flèche montante de la grande synthèse biologique, cette vision fondamentale n'est-elle pas profondément stimulatrice ? « In-clinons-nous donc avec respect sous le souffle qui gonfle nos coeurs pour les anxiétés et les joies de « tout essayer et de tout trouver ». L'onde que nous sentons passer ne s'est pas formée en nous-mêmes. Elle nous arrive de très loin, - partie en même temps que la lumière des premières étoiles. Elle nous parvient après avoir tout créé en chemin. Ù
L'esprit de recherche et de conquête est l'âme permanente de l'Evo-lution. »
La partie du livre consacrée à la Pensée , avec la dernière sur la Survie , contient les pages les plus inspiratrices de l'oeuvre. Cet article prendrait des proportions démesurées si je tentais de résumer la pen-sée de Teilhard de Chardin sur « L'Issue Collective », « L'Hyper-personnel » et « La Terre Finale ». Les paragraphes intitulés « L'Amour-énergie » et « Les Attributs du Point Omega » sont d'une particulière richesse de pensée.
Tout ce livre qui dit d'où l'homme vient, qui cherche à deviner où il va, prêche implicitement une option qu'il s'agit pour l'Humanité de fai-re émerger : l'acceptation d'Oméga, le Terme.
Y a-t-il conflit entre Foi et Science ? L'auteur n'en croit rien : « A mesure que la tension se prolonge, c'est visiblement sous une forme toute différente d'équilibre, non pas élimination, ni dualité, mais syn-thèse, - que semble devoir se résoudre le conflit. » C'est qu'une même vie anime science et foi.
« Effrayé un instant par l'Evolution, écrit l'auteur dans un épilogue sur « Le Phénomène chrétien », le chrétien s'aperçoit maintenant que celle-ci lui apporte simplement un moyen magnifique de se sentir et de se donner plus à Dieu... » C'est « par toute la longueur, l'épaisseur et la profondeur du Monde en mouvement que l'homme se voit capable de subir et de découvrir son Dieu ». Nous sommes entrés dans un monde où il [108] devient possible « d'aimer le formidable mouvement qui nous emporte ».
La synthèse de la foi et de la science inspire encore à l'auteur des phrases aussi étonnantes que celles-ci, dans lesquelles il est aisé de découvrir une source inépuisable d'idéaux, une exhortation suprême-ment entraînante : « Saisir, réunis tous ensemble, la barre du Monde, en mettant la main sur le ressort même de l'Evolution. À ceux qui ont le courage de s'avouer que leurs espérances vont jusque-là, je dirai qu'ils sont les plus hommes des hommes, - et qu'il y a moins de diffé-rence qu'on ne pense entre Recherche et Adoration *.
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