mercoledì 21 novembre 2012


     




Et si nous n’étions qu’un
           seul être ?

          
Par Sylvain Michelet


Ainsi donc, l’individu serait une invention occidentale moderne et il ne resterait, pour définir ses rapports avec le collectif, qu’à déterminer le degré de son aliénation ? De nombreuses voix ont pourtant, en Occident et au cours de ce siècle, dépassé cette dialectique et proposé une vision d’un être humain moins esseulé.

On pense évidemment à Carl Jung, et à cet inconscient qu’il nomma collectif “parce qu’il n’est pas de nature individuelle mais universelle”. “En d’autres termes, ajoutait-il, il est identique à lui-même dans tous les hommes et constitue ainsi un fondement psychique universel de nature suprapersonnelle présent en chacun.” On ne saurait être plus clair, mais attention : pour Jung, l’individu n’est en aucun cas noyé dans un grand Tout, il reste le but ultime. Cet inconscient collectif agit en effet sur un processus d’individuation propre à chacun. Et ce sont les complexes contenus dans l’inconscient individuel qui “constituent l’intimité personnelle de la vie psychique”.
L’ouverture de cet inconscient à une composante collective constitue cependant un immense élargissement de la psyché, qui permet d’entrevoir une autre issue que le refoulement au conflit opposant “ça” et “surmoi” au sein du “moi” freudien. Avec Jung, celui-ci s’enrichit d’un partenaire qui le nourrit et l’entretient agissant à l’aide d’archétypes, représentations formant l’inné de toute l’humanité, que l’on retrouve dans les mythes et les contes, les images du rêve ou certaines expressions populaires. Les archétypes trouvent leur origine tout autant dans les phénomènes ou éléments naturels - l’arbre, le feu - que dans des personnages importants de la vie - la mère, le vieux sage - ou dans des contenus psychiques universels - l’animus, l’anima. La comparaison avec les eidos platoniciens, ces moules primordiaux de toute pensée humaine, s’impose d’elle-même, et Jung ne la reniait pas. Mais pour lui, savoir si les Idées existent préalablement aux choses, ce qui ferait de nous les éléments d’un ensemble éternel et divin, importe moins que de comprendre leur nature fondamentale de représentations psychiques. Les archétypes ne tombent pas du ciel, ils remontent du plus profond. “Ces images primordiales ne sont jamais des copies d’événements physiques, mais constituent des productions originales du facteur psychique”, écrivait-il pour insister sur la prédominance de ce dernier dans notre connaissance du réel.
Si les archétypes forment une puissante trame de pensées préconstruites, s’ils sont prégnants et “numineux” (chargés de sens), c’est parce qu’ils sont anciens. Psychologiquement, leur création relève en effet de la projection, tendance naturelle aux hommes primitifs dont “ l’âme inconsciente éprouve une impulsion invincible à assimiler toute expérience sensible extérieure à un événement psychique. Mais leur ancrage dans l’inconscient collectif se fait par une série d’actes d’introjections chacun faisant sienne l’idée commune, puis la transmettant comme telle. Au cours du processus, l’âme humaine a acquis peu à peu toute sa complexité - “dans la même proportion où la nature était dépouillée d’esprits”, précisait Jung. Ainsi, lorsque l’archétype de l’arbre est devenu assez fort dans l’inconscient, il n’a plus été nécessaire de vénérer l’arbre réel.
Comme tout contenu inconscient, les archétypes jungiens procèdent par images, qui s’agencent en nous selon notre héritage. Faire accéder ces images et ces archétypes à la conscience permet de révéler la véritable nature de notre personnalité (c’est le sens même du processus d’individuation). D’origine primitive et appelée à disparaître dans l’intégration de l’inconscient au conscient : décidément, pour Jung, notre part collective appartient bien au passé.
La noosphère, aventure de l’humanité
Vers la fin de sa vie, Jung se disait persuadé que Teilhard de Chardin connaissait ses travaux. Certes, le paléontologue et jésuite français ne dénigra aucun concept du psychologue suisse. Mais il situait, quant à lui, le collectif en nous dans une tout autre direction : celle de l’avenir, théâtre de l’émergence de ce qu’il appelait la “noosphère”.
Le géobiologiste russe Vladimir Vernadsky avait déjà forgé le terme. Dans sa théorie de l’évolution par couches successives, la Terre formait maintenant un combinat d’eau et de roche (lithosphère), d’air et de gaz (atmosphère), de vie végétale et animale (biosphère), et d’activité humaine (technosphère). Cette dernière, en multipliant les réseaux de communication physique ou immatérielle, allait donner naissance à un nouvel organisme, la noosphère ou “sphère de pensée” (nous en grec). Le progrès technique et la mondialisation semblent aujourd’hui donner corps au mot. Mais ce n’est pas seulement parce qu’il en fut le grand diffuseur que l’idée reste liée à Teilhard de Chardin. Ni même parce qu’il en faisait le fruit d’un “ principe de complexité-conscience ” qui, en ajoutant toujours plus d’intelligence à l’évolution, lui donnait un sens et un but. Lorsque Teilhard commença à employer le terme, il ne faisait que nommer un “organisme qu’il décrivait depuis longtemps et dont il avait eu l’intuition dans les tranchées de 1914-1918 où, déjà prêtre et trentenaire, il servait comme brancardier.“ Au Front, écrivait-il, j’ai cessé d’apercevoir entre physique et moral, entre naturel et artificiel, aucune rupture : le million d’hommes, avec sa température psychique et son énergie interne, devenant pour moi une grandeur aussi réelle, et donc aussi biologique, qu’une gigantesque molécule de protéine.
”Le paradoxe n’est pas gratuit. La guerre, avec la dictature, nous semble aujourd’hui le symbole même de la négation de l’individu et de sa liberté. Et si une noosphère plus pacifique fait le bonheur des internetophiles, d’autres frissonnent : quelle sorte d’être allons-nous devenir, noyés dans ce grand “cerveau planétaire” ? Là encore, l’intuition de Teilhard a le poids du vécu et se montre provocante “C’est fait, je me suis trahi, avouait-il. Le “moi” énigmatique et importun qui aime obstinément le Front, je le reconnais : c’est le “moi” de l’aventure et de la recherche, celui qui veut toujours aller aux extrêmes limites du monde, pour avoir des visions neuves et rares, et pour dire qu’il est “en avant”. ”Teilhard ne cessa de le proclamer : l’être mondial destiné à naître de l’utilisation collective des intelligences serait fait de l’alliance de ces “moi” aventureux et assoiffés de recherches. Il renvoyait dos à dos fascisme et communisme qui voulaient imposer le pacte tout en les négligeant. Il expliquait, en 1937, que “la majorité des hommes ne comprend encore la Force (cette clef et ce symbole du plus-être) que sous sa forme la plus primitive et la plus sauvage : la Guerre”. Plus tard, Hiroshima sonna à ses yeux l’heure où la prise de conscience collective de l’absurdité de cette voie devenait obligatoire.
Mais jusque dans ses derniers écrits, il devait s’insurger contre ceux qui s’obstinaient à voir une diminution de la personne dans “l’excès d’unification et de co-réflexion” qu’il appelait de ses voeux. Et il se demandait : “Faut-il répéter, une fois de plus, cette vérité, d’ampleur universelle, que, bien conduite, l’Union ne confond pas, mais différencie ?” Ancrée dans le passé par Jung, projetée dans le futur par Teilhard, la dimension collective de l’homme reprenait ses droits, comme un membre actif et intime de son être et non comme un personnage social chargé des relations extérieures.
À lire :
  Les racines de la conscience, Carl Jung, éd. Buchet-Chastel.   Ma vie, Carl-G. Jung, éd. Gallimard.   Écrits du temps de la guerre, L’avenir de l’homme, L’énergie humaine, Pierre Teilhard de Chardin, éd. du Seuil.



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