Hommage au père Teilhard de Chardin
Roger Lévy
Je retrouve ces notes cursives de 1 946, qui voulaient préserver le souvenir
d'une longue visite au Père Teilhard, dans sa chambre-cellule des « Études ».
« Fine figure émaciée : la distinction même. Le Père analyse la situation en
Chine : Chiang Kai-Shek est honnête, mais associé à des puissances d'argent.
Son christianisme : un humanisme sincère, teinté d'évangélisme ; donc en
accord avec un confucianisme de tradition. Les communistes chinois ont
compris qu'il fallait aller dans un sens de collectivisation qui est une tendance
générale du monde. Il y a plus de désintéressement du côté des communistes
que du côté Kouo-min-tang. Les Américains font preuve d'une admirable
patience (allusion aux tentatives de médiation du général Marshall ).
» Le Père a quitté Pékin, il y a quelques semaines. Pékin, point de ren-
(1) Une revue exclusivement consacrée à la politique étrangère doit se borner à indiquer la lucide attention que portait aux affaires proprement politiques de son temps un savant dont la pensée, les connaissances, les aspirations s'éclairent d'une lumière supranationale. Pierre Teilhard de Chardin était né le 1er mai 1881, à Orcines, Puy-de-Dôme, d'une famille de onze enfants. La loi de séparation l'obligeait à se réfugier, avec des confrères de son ordre (S. J.), à Jersey. Ses pérégrinations le conduiront en Angleterre, en Egypte... Caporal-brancardier, il fera la guerre, de 1914 à 1918, simplement, héroïquement. En 1923, avec le P. Licent, il circulera en Chine, dans l'Ordos et le désert de Gobi. Il visitera l'Inde, la Birmanie , la Somalie , l'Ethiopie, Java, l'Afrique méridionale. Au milieu de tous ces voyages, il résidera le plus longtemps en Chine,
jusqu'au jour où il s'établira à New- York, à la Wenner-Gren Foundation for anthropological
researches. Il y mourait, subitement, le 1 1 avril dernier.
Le signataire du présent hommage l'a rédigé après avoir relu les tirages à part que le Père
Teilhard lui avait donnés, notamment : La Puissance de la matière, 12 p., 1919 ; Quelques réflexions sur ta conversion du monde, 14p., 1936 ; Les Unités humaines naturelles, essai d'une biologie et d'une morale des races, 30 p., 1939 ; La Mystique de la Science , 20 p., 1939 ; Position de l'homme et signification de la socialisation humaine dans la nature, 1 1 p., 1948 ; Le rebondissement de l'évolution et ses conséquences, 19p., 1948 ; Les Directions et les conditions de l'avenir, 10p., 1948.
esquissent la figure du géologue, du paléontologiste, de l'inventeur de la « noosphère » (enveloppe mentale de la planète), du poète et du religieux, de l'explorateur de la terre et, plus encore, de l'Humain. contre des trois grands — Russes, Américains, Chinois — observatoire incomparable. Le Père croit que le bolchevisme (ou plutôt le régime Sta
line) ne durera pas. Il est catégorique : l'esprit humain ne s'accommode pas
à la longue d'être étouffé, supprimé. Sa grande objection contre les Soviets :
ils organisent une dés humanisation. »
Autre souvenir, celui d'une conférence prononcée à l'Ecole du Louvre.
Debout, devant une carte murale de Chine projetée et un tableau noir,
le Père Teilhard décrivait des sites néolithiques qu'il avait visités. Parti
de Pékin, il s'était avancé vers l'Ouest, jusque dans la boucle du Fleuve
Jaune. Il marquait d'un signe, sur le tableau, les lieux où il avait trouvé des
par un trait de craie des sites nombreux, il obtenait la ligne approximativede la Grande Muraille. Ainsi, à travers les millénaires, l'extrême frontière
d'établissements préhistoriques devait être dessinée, un jour ultérieur,
politiquement, sur le terrain, par une muraille protectrice des cultivateurs;
muraille souvent délitée et toujours reconstruite. Une frontière de climats
déterminait, au Sud, la vie des sédentaires ; au Nord, celle des nomades.
Le progrès tel que le concevaient les Renan et les Berthelot, dans les
années 75, appelait les commentaires du Père Teilhard : « ... Ne nous
étonnons pas si, durant une première phase de son explicitation, la mystique
de progrès a pris la forme simpliste et aujourd'hui dépassée d'une sorte
d'adoration à la science. A la religion de la science, telle qu'elle se trouve
exprimée à ses origines, soit dans les dissertations philosophiques de la
Grande Encyclopédie, soit dans les conclusions positivistes d'Auguste Comte
ou de Marx, soit dans les aspirations chrétiennes ou semi-chrétiennes de
Lamennais et de Renan , il est juste de reconnaître un élan plein de noblesse
et une immense sincérité. En s 'abandonnant aux rêves d'une humanité
consciente, pour la première fois, de la grandeur de sa tâche terrestre, les
gens du siècle dernier obéissaient à une loi profonde de la vie ; et c'est de
leur enthousiasme que notre monde actuel est sorti. Essentiellement, leur
vision d'un univers en progrès était juste ; et nous en vivons encore... La
religion de la science est morte. Il doit exister, pour la relayer, une nouvelle
mystique. »
« ... Le type humain nouveau qui paraît aujourd'hui attendu pour faire
avancer plus loin la terre : le chercheur qui se voue finalement par amour
aux labeurs de la découverte. Non plus l'adorateur du monde, mais l'ado
rateur d'un plus grand que le monde, à travers et au delà du monde en
progrès. Non pas le Titan orgueilleux et froid, mais Jacob luttant passio
nnément avec Dieu. »
Autres témoignages d'une clairvoyance : l'horreur du racisme ; la pres
cience des armes nucléaires (citations tirées de textes de 1935 et de 1939) :
« II existe des races, mais sans que pour cela il y ait — de droit — un anta
gonisme et un problème des races.
»... Égaux, les peuples le sont par valeur biologique... Mais, égaux, ils ne
le sont point encore par la totalité de leurs dons physiques et de leur esprit.
... La femme n'est pas l'homme... le mécanicien n'est pas-. l'athlète, ni le
peintre, ni le financier : et c'est grâce à ses diversités que l'organisme natio
nalf onctionne. Pareillement, le Chinois n'est pas le Français, ni celui-ci
le Cafre ou le Japonais... »
« Les armes que chaque peuple se forge désespérément pour se défendre
et se séparer deviennent immédiatement la propriété de tous les autres ;
et elles se transforment en liens qui augmentent encore un peu plus la
solidarité humaine. »
Les forces nucléaires, comment ne pas les réserver aux seules fins
pacifiques?
D'autres notes, celles-ci datées de New- York (1952), relatent une der
nière rencontre, un déjeuner, avec le Père Teilhard et le Père de Breuverie.
Le Père Teilhard nous parle d'un rapport où il propose deux directions
pour l'homme : l'en haut et l'en avant (il met ses mains d'équerre, pour
expliquer) : « Mais on ne me suit pas », ajoute-t-il, le visage voilé un ins
tant de tristesse.
Commentant le communisme chinois, il redoute l'exagération de la
logique américaine. De l'ensemble de renseignements recueillis par les
gens du State Department sur tel sujet ne peut résulter qu'une décision
possible. Et décision souvent préconçue! On néglige, volontairement, le
subjectif, la passion, l'homme... En Chine, on pêche par absence de raison.
Au coin de Madison Avenue , séparation. Le Père Teilhard me regarde ;
esquisse un geste familier vers moi de deux doigts sur la bouche.
392 ROGER LEVY
Son oeuvre scientifique exemplaire aura été sa participation, de 1 929 à
1 937, aux fouilles du Choukoukien, près de Pékin, qui devaient aboutir à la
découverte du sinanthrope. Peut-on fixer l'originalité de ce grand esprit
en quelques mots? Peut-être les trouverait-on quand il exprimait luimême
<i sa pitié de ceux qui s'efïarent devant un siècle et ne savent pas aimer
plus loin qu'un pays » ; quand il marquait « son impatience » d'une atten
tione xclusive de 1' « en haut », trop peu soucieuse de 1' « en avant ».
Etonnante fusion, en vérité, de science et de charité qui préparait le
travail de rapprochement de l'Est et de l'Ouest ; une meilleure connaissance
des hommes, réconciliés dans un passé élargi à l'infini, une durée éclatée,
un univers de galaxies.
In: Politique étrangère N°4 - 1955 - 20e année pp. 389-392.
Nessun commento:
Posta un commento