sabato 3 novembre 2012


Teilhard de Chardin
Le phénomène humain
Par Sir Julian Huxley




Dès ma première rencontre avec le Père Teilhard, en 1946, peu après mon arrivée à Paris comme président de l'U.N.E.S.C.0., je com-pris que je n'avais pas trouvé seulement un ami mais un associé dans l'aventure intellectuelle et spirituelle. Quoiqu'il eût abordé le problè-me de la destinée humaine du point de vue d'un chrétien et d'un reli-gieux jésuite, et moi de celui d'un agnostique et d'un zoologiste, nos pensées avaient suivi la même direction, le long des mêmes lignes, et nous étions parvenus à des conclusions étonnamment semblables. Cela, parce que nous avions délibérément l'un et l'autre voulu regarder la destinée humaine, c'est-à-dire l'homme, son arrière-plan cosmique, son environnement et leurs rapports, comme un phénomène - sous tous les aspects possibles, mais seulement et toujours comme phénomène, et non comme un problème métaphysique, éthique ou théologique. Abordé de cette manière, l'homme n'apparaît pas comme une création étrangère à la nature et à part, mais comme faisant partie (et une par-tie très essentielle) du phénomène de l'évolution. Et l'intelligence,  23 Et le nom de Sir Julian Huxley lui-même (N.D.T.)
l'esprit n'apparaissent pas comme des épiphénomènes insolites ni comme introduits de façon surnaturelle, mais comme des phénomènes naturels d'une haute importance.
La vision de la nature et de l'homme qui découle inévitablement de cette façon de l'aborder, et les conclusions radicales que l'esprit, d'une intrépide lucidité, du Père Teilhard en tirait déplurent à quel-ques-uns de ses supérieurs ecclésiastiques [98] et, pendant un certain temps, il lui fut interdit de les publier sous forme d'imprimés, bien qu'il lui fût loisible de les faire circuler en copies ronéotypées. Mais, l'année dernière, il vint à mourir, et un certain nombre de ses amis, disciples et admirateurs organisèrent deux comités : un comité scien-tifique et un comité général en vue de pourvoir à la publication du pré-sent ouvrage dont l'impression était demeurée sous l'interdit pendant sept ans. Dans ces comités, on lit les noms de personnalités si notables et si influentes : l'abbé Breuil, le prince Louis de Broglie, Miss Dorothy Garrod, Sir Wilfrid Le Gros Clark, le professeur Théodore Monod, le professeur G. G. Simpson et Sir Arnold Toynbee
23, dans le premier ; et Robert Aron, Georges Duhamel, André Malraux, Roland de Margerie et André Siegfried, dans le second - qu'ils atteignirent bientôt leur but. Cette publication posthume d'une oeuvre jadis non autorisée est, en elle-même, un phénomène humain significatif,
Chez le Père Teilhard, la force et la pureté de la pensée et de l'ex-pression fructueusement alliées avec une capacité de compréhension chaleureuse de toutes les valeurs humaines ont donné du monde un ta-bleau qui est non seulement d'une rare clarté mais impliquant des conclusions qui emportent l'assentiment.
Le premier phénomène qu'il faut noter et souligner, c'est celui de l'unité. Le cosmos, avec toutes ses gigantesques dimensions d'espace et de temps est un - un seul processus d'évolution. Et ce qui évolue est aussi d'essence unitaire, une seule étoffe universelle qui possède à la fois des propriétés matérielles et mentales nécessairement combi-nées.
Le second phénomène est la direction de l'évolution. Ce processus, lentement, engendre de la nouveauté, de la variété et des niveaux tou-jours plus élevés d'organisation, et cela irréversiblement. Un aspect particulièrement significatif de ce développement à sens unique est la tendance de ces propriétés mentales à devenir plus manifestes en va-leur absolue et de plus en plus importantes relativement aux matériel-
les. Le Père [99] Teilhard, en un endroit, parle de la Matière et de l'Esprit comme de « variables conjuguées », dont les rapports récipro-ques et les développements quantitatifs pourraient être, théorique-ment au moins, exprimés dans un graphique d'évolution.
Le troisième phénomène est l'existence de points critiques dans le processus évolutif, points où émergent de nouvelles propriétés de l'étoffe de l'univers, où de nouveaux mécanismes de changement com-mencent à opérer, et de nouveaux types d'organisation à apparaître. Ces points critiques, jusqu'à présent, il y en a eu deux : l'origine de la vie, le moment où la matière devint capable de se reproduire elle-même, et l'origine de la conscience réfléchie chez l'homme, quand nous pouvons dire que l'esprit devint capable de se reproduire lui-même et que la culture se superposa à l'évolution biologique.
En se bornant à la Terre, seule partie du Cosmos où nous avons une connaissance certaine de ces points critiques, nous pouvons y distin-guer trois enveloppes ou sphères successives : d'abord la Géosphère, théâtre des transformations de l'inorganique auquel, il y a quelque deux milliards d'années, se superposa la Biosphère : le système de la vie organique en évolution et, il y a quelques centaines de mille ans, la Noosphère :le système de la pensée et de la conscience humaine en évolution, et ses oeuvres.
Le quatrième phénomène, c'est que l'évolution se restreint. Pen-dant la durée de l'évolution organique, groupes après groupes épuisent leurs possibilités d'évolution et atteignent un plafond, laissant le pro-grès à d'autres branches de la vie de moins en moins nombreuses. De-puis le Pliocène récent, il n'y a plus qu'une seule lignée qui soit restée capable de pousser plus loin son avance : celle de l'Homme. Durant les quelques derniers millions d'années, le phénomène de l'évolution s'est concentré dans le phénomène humain.
Et maintenant, voici la nouveauté radicale de la forme du processus évolutif dans sa phase humaine. Durant la phase organique préhumaine, chaque nouveau type qui réussit se scinde, il diverge ou se différencie en tout un déploiement de types secondaires, chacun d'eux se termi-nant en un grand nombre de lignées biologiques isolées que nous nom-mons [100] espèces. Mais, avec l'homme, il en va différemment. Après une brève période initiale de différenciation (aboutissant aux grandes races ou sous-espèces humaines), la divergence fait place à la conver-gence, tout d'abord des unités biologiques naturelles ou différentes races d'hommes, et ensuite des unités psychosociales ou entités cultu-relles. Ainsi l'homme, bien que représentant un type d'évolution ma-
jeur et dominant, consiste en une seule espèce biologique et, d'ici quelques siècles ou, au plus, un petit nombre de millénaires, est destiné à former une seule unité culturelle s'appuyant sur une charpente uni-que d'idées générales et de croyances.
Et ceci introduit un cinquième point, à savoir que l'évolution de l'homme étant essentiellement de nature culturelle dépend, pour la plus grande part, de sa connaissance du monde et de soi-même. La connaissance est la base de la vision vraie ; c'est la vision qui détermi-ne l'attitude et c'est l'attitude qui commande et dirige l'action. Et, puisque la méthode scientifique (au sens large, en tant qu'elle établit et organise le savoir par des hypothèses mises à l'épreuve de l'expé-rience et de l'expérimentation) s'est démontrée la plus efficace et la seule méthode permanente et fructueuse d'accroître notre connais-sance et notre compréhension, l'extension de la méthode scientifique à une plus grande échelle sur des domaines de plus en plus étendus ap-paraît comme la condition préalable de tout progrès.
Cela, évidemment, ne dénie pas leur importance aux puissances de création et d'expression contenues dans la littérature et les arts, dans les rites et les cultes ni dans les affirmations d'ordre religieux. L'expression créatrice est essentielle comme moyen de traduire la connaissance et l'expérience afin qu'elles puissent devenir immédia-tement efficaces dans le domaine de la vie. Il ne s'agit pas de dénier non plus leur importance aux métiers pratiques, à la technologie et à l'industrie. Ils sont essentiels comme applications du savoir et de l'expérience, afin que l'un et l'autre puissent devenir immédiatement utiles. Mais l'accroissement de la connaissance est, à la longue, la source unique de tout progrès désirable, et la méthode scientifique en est la base indispensable.
 En dernier lieu, il faut considérer le phénomène d'échelle. L'échelle sur laquelle s'opère le processus de l'évolution est gigantesque, à la fois pour l'espace et, de façon plus significative encore, pour le temps. Tant que nous ne sommes pas accoutumés à cette échelle démesurée du temps, nous ne pouvons nous représenter réellement les mouve-ments et les changements de l'évolution, dans aucune de ses sphères. Les énormes improbabilités dans les animaux supérieurs et dans l'homme, on ne peut les saisir ou les évaluer qu'en termes de centaines de millions d'années : celles du passé de la terre ; et de même les pos-sibilités également énormes qui pourraient être réalisées ne peuvent être envisagées qu'en termes de centaines de millions d'années, celles
  que nous avons devant nous. Quand les hommes saisiront que l'Homme est encore dans l'enfance de son évolution, c'est alors seulement qu'ils pourront se pénétrer de cette vision de ses possibilités. Et c'est seulement en se pénétrant ainsi de perspectives d'avenir que l'Homme pourra en espérer la réalisation dans toute sa plénitude possible.
Il est, je crois, intéressant de mentionner que tous ces thèmes, je les avais moi-même soulignés tout à fait indépendamment (c'est en 1914 que je formulai pour la première fois l'idée d'un point critique entre l'évolution biologique et l'évolution humaine) ; il est intéressant de montrer comment deux penseurs, l'un comme paléontologiste par-tant de prémisses chrétiennes, l'autre partant de la biologie générale et de prémisses rationalistes sont, pour ainsi dire, contraints de choi-sir les mêmes phénomènes comme significatifs et de tirer les mêmes conclusions générales des faits, pourvu que l'un et l'autre abordent le problème dans un même esprit de large naturalisme.
Il était naturel que la formulation donnée par le Père Teilhard à ses vues différât souvent de la mienne dans le détail, et il vit souvent plus loin et avec plus d'acuité que moi. Je pense à sa lumineuse conception de ce qu'il nommait l'enroulement, conduisant vers un psychisme de plus en plus intense. Par enroulement, il entendait le reploiement sur soi de l'étoffe de l'univers pour former une unité organisée, dont la cohérence est maintenue par ses propres tensions – un [102] système clos en une certaine manière, équilibré sur soi. Atomes, molécules, cel-lules, individus multi-cellulaires et personnes humaines, autant d'exemples de tels systèmes, tous produits de l'enroulement, mais chacun à un niveau différent d'organisation. Bien plus : son postulat est que, plus le système est complexe, plus son organisation possède une texture serrée - et plus actifs et significatifs seront sa vie inté-rieure, ses degrés et modes de conscience.
Il envisage la tendance à une convergence culturelle qui se manifes-te déjà dans l'humanité comme conduisant à un enroulement de la Noosphère tout entière, - engendrant ainsi un système unitaire de pensée et de croyance ou, comme il eût préféré dire, un seul tout pen-sant et croyant. Celui-ci, étant d'une extrême complexité, s'élèvera à un degré extrêmement élevé de potentiel psychologique ; au cours de sa formation, des forces psycho-sociales explosives seront sans doute libérées mais, une fois organisées, elles engendreront inévitablement un immense dynamisme pour l'évolution ultérieure de l'homme. Et, fi-nalement, l'auteur illumine l'ensemble de son sujet en traitant de ce futur état comme du point culminant de ce qu'il désigne du terme
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éclairant d'hominisation : le progrès par lequel l'homme devient plus véritablement et plus pleinement homme.
Que la façon dont le Père Teilhard traite du mécanisme de l'évolu-tion biologique soit plutôt inadéquate et que sa tentative pour relier sa philosophie évolutionniste à la théologie du christianisme soit peut-être quelque peu forcée, ce sont là des défauts minimes. Dans l'en-semble, le livre est hors de pair. « Là où le peuple ne voit pas, il pé-rit », dit l'auteur des Proverbes. Le Phénomène humain nous donne une nouvelle et vivifiante vision du déroulement de la réalité. Pilate deman-dait : « Qu'est-ce que la vérité ? » Jésus avait répondu à la question : « La vérité est ce qui vous délivrera. » Parce que la vision du Père Teil-hard est vraie, non seulement elle vivifie mais elle libère : elle délivre l'esprit et l'âme que troublent de nombreuses et terribles perplexi-tés
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